À l’heure où plus que jamais les technologies digitales nous font rêver d’accessibilité éternelle et universelle à tous les savoirs du monde, c’est à un étrange enterrement numérique que le collectif galicien Escoitar nous a convié·e·s le mois dernier. Faute d’intérêt institutionnel pour la conservation de sa collection sonore sur l’environnement naturel et culturel de Galice, le groupe d’artistes a organisé sa destruction nette et définitive… avec la participation plus ou moins volontaires des internautes.

Le 20 janvier 2016, escoitar.org a troqué sa carte du Nord-Ouest de l’Espagne, parsemée de punaises de couleurs, qui s’affichait depuis dix ans à l’ouverture du site, pour un texte noir et blanc d’une sobriété solennelle. Froidement et calmement, le collectif artistique y annonce la mort du projet. Mais au fur et à mesure de la lecture, nous découvrons avec émotion que nous faisons nous-mêmes partie des fossoyeurs d’Escoitar : on nous dit que le son qui joue depuis notre arrivée sur la page vient d’être automatiquement effacé de la base de données ! Et de même, à chaque fois que quelqu’un visite le site (ou à chaque fois que l’on « rafraîchit » la page), un nouveau son est déclenché pour la dernière fois, faisant résonner son chant du cygne. Dès le 25 janvier, en 5 jours seulement, l’intégralité des 1252 enregistrements de la collection d’Escoitar s’était définitivement évanouie.

Aujourd’hui, les « sound maps », qui consistent à associer des enregistrements sonores à une carte interactive de type Google Maps, sont légion, mais en 2006 la carte d’Escoitar figurait parmi les plateformes pionnières. Si on s’y est habitué depuis, il faut se souvenir à quel point on a pu s’émerveiller des effets poétiques de cette combinaison audiovisuelle inédite, entre vues satellitaires et « field-recording ». Survoler le globe terrestre à l’écoute du son des lieux produit parfois d’étonnants et très évocateurs voyages spatio-temporels. Cette étrange alchimie, mélange de précision technologique et d’imaginaire, a engendré de nombreuses autres sound maps dont l’emblématique Aporee ::: Maps, née en même temps qu’Escoitar.

Mais Escoitar n’était pas seulement un des premiers projets de collecte et de partage de sons. Pour les membres de ce collectif très engagé dans les aspects sociaux et politiques du son, il s’agissait de considérer l’acte d’écouter (« escoitar » en galicien) comme fondamental pour construire des discours culturels sur un territoire. « Le projet fut aussi innovant que de nombreux autres à cette même période », resitue Xoán-Xil López, membre d’Escoitar, « mais, depuis la Galice qui est un territoire assez éloigné du monde avec un certain retard culturel, c’était plus inattendu d’articuler un projet qui puisse dialoguer technologiquement avec l’actualité au niveau global. » Faute d’intérêt institutionnel pour le maintien de ce trésor sonore, l’impossibilité de garder vivant le « dialogue » rendait incohérente l’existence sur le web d’une collection « inerte et stérile comme un cadavre numérique ». D’où l’idée d’une ultime action symbolique, transformer l’archive moribonde en « événement ».

Pour le collectif, l’action de 2016 résonne totalement avec l’esprit du projet. Faire entendre les sons une dernière fois avant de les détruire, c’est une manière de les rendre à l’environnement, et de provoquer une écoute exceptionnellement active. « Une écoute sous tension, conditionnée par la responsabilité de faire disparaître quelque chose, on peut trouver cela triste comme l’oubli, mais aussi festif et revendicatif. Chaque participant·e se retrouvait chargé·e de savoir que son souvenir devenait l’unique trace du son qui était en train de passer », poursuit Xoán-Xil López. « Les sensations que notre décision a produites étaient choquantes et contradictoires, mais par-dessus tout les gens se sont sentis engagés dans une écoute hyper attentive, quasi existentielle. Beaucoup de gens nous ont dit qu’ils évitaient de venir sur le site pour ne pas contribuer à sa disparition, d’autres nous ont témoigné combien ils ont été attristés après avoir lu la fin du texte de bienvenue. Personne n’est resté indifférent. A contrario, en ce qui concerne les gens qui n’ont pas pu participer, c’est très différent. La plupart, incrédule, ne comprend généralement pas l’importance symbolique et rituelle d’effacer collectivement nos archives. Certaines personnes ont parlé de stratégie de notre part pour médiatiser le projet, mais même si cela était techniquement possible, nous ne voudrions plus revenir en arrière. » À travers cet événement littéralement sensationnel, Escoitar veut continuer de promouvoir et défendre l’écoute active. Dans le même temps, leur geste fort questionne notre usage des technologies numériques, notre perception de leur économie (qui nous apparaît souvent non coûteuse) et notre croyance en l’accessibilité libre et éternelle des données.

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